Penser avec les mains / Alberto Campo Baeza

Belle leçon d'architecture que celle délivrée par Alberto Campo Baeza lors de sa conférence de juin dernier à la Coupole du parc de la Ligue Arabe. Invité par la commission culturelle du Conseil Régional du Centre, le grand architecte espagnol a livré devant un auditoire varié quelques-unes des clefs de compréhension de son œuvre et les chemins de réflexion qui sous-tendent son rapport à la création architecturale. Point d'inspiration faussement formelle ou de jeu du hasard créatif, l'architecture repose chez lui sur la raison, la réflexion et la recherche d'une vérité qui seule peut permettre de tendre vers la Beauté. Saint-Augustin, cité à de nombreuses reprises dans l'un de ses derniers ouvrages "Principia Architectonica", ne qualifiait-il pas la beauté de splendeur de la vérité?
La rationalité, la recherche de la raison, doit donc être le fondement de toute approche architecturale pour Campo Baeza. Cette rationalité n'est pas antinomique d’une dimension poétique mais en est plutôt l'un des ingrédients principaux. Lorsque le poète conjugue une rigueur quasi-scientifique dans la recherche du mot juste, de la bonne tonalité et du sujet adéquat à sa propre sensibilité, sa poésie ne peut en être que plus belle. Cette acuité intellectuelle, qualifiée aussi par Campo Baeza de "précision" est l'une des spécificités de l'architecture comme expression artistique.
L'architecte, comme le chirurgien, se doit d'aiguiser ses instruments et de transposer d'une part son savoir et son imagination sur le papier mais d'autre part d'être pleinement conscient de la réalité constructive de son idée. C’est ce qu’appelle l’architecte l'idée construite, l'idée étant cette dimension supérieure qui nous permet d'éviter les écueils de l'arbitraire.
A la manière de Niemeyer qui s’imposait une explication rationnelle pour tous ses projets, mais qui n’oubliait pas que le dessin aussi devait guider la réflexion et y insuffler une sensibilité, Campo Baeza se réfère à l’image du « cerveau au bout des doigts ».
Dans une approche souvent pédagogique, la pensée d'Alberto Campo Baeza se focalise sur les fondamentaux de l'architecture qui sont traités comme autant de thèmes dans ses différents projets.

Lumière / temps
Sine luce, nulla architectura est 
Matière première de l'architecture, la lumière est un leitmotiv de l'architecture de Campo Baeza, le « matériau le plus luxueux à disposition de l'architecte », gratuit qui plus est. Tour à tour directe, translucide ou zénithale, elle répond toujours à un objectif précis et est littéralement sculptée afin de faire vivre l'architecture. La lumière agit également comme révélateur du passage du temps et l'émotion architecturale survient justement lorsque ce temps se suspend au travers du prisme architectural. Il suffit par ailleurs d'observer attentivement ses différents projets et de relever cette manière si particulière qu'ils ont de capter et de rendre la lumière pour comprendre son importance dans son architecture.
Le miracle de l'architecture lorsque la lumière fait vibrer l'élément architectonique.

Structure
La structure scande l'espace, lui donne corps et en établit l'ordre à tel point que l'on peut parler de "structure de la structure".
La rigueur structurelle confère rythme et gravité et un sens "classique" dans la perception spatiale, de même que la musique possède un tempo et un rythme propre qui conditionne sa perception.

Rapport au site / Plateforme horizontale
Chaque site, chaque environnement génère des solutions et une approche architecturale particulière. L'on peut ainsi distinguer plusieurs typologies dans l'œuvre de Campo Baeza, notamment dans ses projets résidentiels. Ses maisons introverties, à hauts murs d'enceinte répondent à un environnement urbain ou à une volonté de recréer un écrin de sérénité, à l'écart du tumulte extérieur.  Les paysages dégagés et ouverts sont les sujets d'une réflexion sur la ligne d'horizon et la plateforme. Théorisés par de nombreux maîtres du mouvement moderne, notamment Jorn Utzon, la plateforme à hauteur de l'œil humain constitue la ligne de départ de toute proportion et permet une mise en scène de l'architecture face à l'immensité et la beauté du paysage. Campo Baeza utilise ce mécanisme dans de nombreuses maisons, ses dernières réalisations étant les plus radicales avec une plateforme effleurant la topographie, véritable podium de contemplation, et abritant les différents espaces au niveau inférieur.

Mémoire
La superficialité d'une certaine architecture contemporaine et son formalisme faussement artistique tendent à effacer toute émotion architecturale et à détacher l'œuvre de son contexte et de son histoire. Pour autant, la mémoire ne doit pas être considérée comme une entrave à la création artistique mais plutôt comme un vivier de matière intellectuelle et sensible. L'architecte se doit de préserver sa capacité d'innovation et de développer sa sensibilité personnelle mais il lui incombe également d'ancrer son imagination sur le socle de la mémoire.

Enseignement
Lors de sa conférence, Campo Baeza a grandement insisté sur l'importance de l'enseignement et de la recherche en architecture. L'enseignement nourrit la réflexion et contribue au détachement nécessaire tout en permettant de revivifier sa capacité créative. Il s'agit également d'une sorte de devoir du partage qui est récompensé en retour par l'échange et le foisonnement des idées. Après plus de 25 ans d'enseignement dans les plus prestigieuses institutions, Campo Baeza affirme continuer à apprendre de ses étudiants.

Finalement, c'est à l'essence de l'architecture qu'Alberto Campo Baeza a tâché de nous sensibiliser. En revisitant et explicitant les fondamentaux architecturaux à la lumière de son œuvre, c'est toute la dimension intellectuelle et artistique de l'architecture qu'il met en exergue. Et en message subliminal, la conviction que l’architecture ne peut s’élever que si elle est considérée à sa juste valeur, au-delà d’un simple métier…

Driss Kettani

Repères:
www.campobaeza.com
Principia Architectonica
Mairea-UPM
Madrid 2013